IA : deux tranchants pour une même lame (de fond)

Entre promesse d’émancipation et crainte de déshumanisation, il semblerait que nos sociétés ne parviennent pas encore à trancher devant les opportunités qu’ouvre l’intelligence artificielle. Et pour
cause.

rédigé par Céline Bernard

Ne pas subir ce qui émerge

Les technologies d’intelligence artificielle, notamment le machine learning et le deep learning, se sont aujourd’hui invitées dans la prise de décision. Elles sont des appuis, des secours, des éclairages dans des domaines d’importance, parmi lesquels le transport, la surveillance, les énergies ou la santé. Dans ce dernier cas, les algorithmes de deep learning font preuve d’une surprenante efficacité lorsqu’il s’agit, par exemple, de traiter l’image médicale pour y détecter d’éventuelles pathologies. D’où ce débat, qui fait rage, entre les partisans d’une généralisation rapide de ces outils, et ceux qui tiennent à ce que le soin demeure une affaire humaine.

Ce débat se retrouve dans tous les champs investis par l’IA, c’est-à-dire… tous les champs ! D’une controverse à l’autre, les arguments diffèrent sensiblement. À chaque secteur son degré de pénétration et ses problématiques économiques ou sociales. Seulement, c’est la même question qui revient in fine : quel rapport devons-nous entretenir avec les technologies, au sens large?

Intelligence artificielle et estime de soi

Il faut observer que les technologies automatisées ne s’imposent pas d’elles-mêmes. Le rythme des progrès ou de celui des adoptions pourraient laisser penser que la praticité prescrit ses lois, or il n’en est rien. À bien y regarder, de véritables résistances sont à l’œuvre. Il y a les résistances morales, bien sûr, mais d’autres, plus subtiles, sont de nature psychologique. En fait, les technologies suscitent des émotions. Un article paru dans la revue Harvard Business Review nous présente ainsi quelques conclusions de recherches visant à interroger la manière dont l’IA modifie le rapport que nous avons à nous-même. Il en ressort de précieux enseignements pour l’entreprise.

Un feedback valorisant l’est d’autant plus lorsqu’il provient du jugement de l’homme plutôt que de celui de la machine. Pour quelle raison ? Parce que, dans l’esprit des participants, le mérite semble plus important, parce que c’est l’être de chair qui a été jugé, et non un simple numéro. En d’autres termes, lorsque l’évaluation positive est le fait d’une IA (accord d’un prêt financier, potentiel d’un candidat, montant des primes d’un conducteur assuré, etc.), elle est moins bien reçue. «La leçon est ici claire : l’image que les individus ont d’eux-mêmes peut varier en fonction de celui ou de ce qui les évalue, et cela a des répercussions importantes pour les entreprises1». Il en ressort une donnée d’importance capitale : si les mauvaises nouvelles sont également reçues, les bonnes nouvelles (sélections, évaluation favorable, etc.) explicitement prises par des êtres humains ajoutent au crédit porté à l’entreprise. Or, les managers et dirigeants les plus expérimentés ignorent, pour la plupart, ce biais. En d’autres termes, il faudra connaître, penser et anticiper ce genre d’effets psychologiques pour que clients et salariés acceptent pleinement le recours à l’IA. La valeur attribuée à une appréciation est manifestement fonction de l’implication humaine active, c’est-à-dire la responsabilité qui la sous-tend. 

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Au carrefour des possibles

Il n’en reste pas moins que nos quotidiens sont faits d’interactions, d’articulations, entre l’homme et les technologies. Si la fin de 2001 : L’Odyssée de l’espace est notoirement énigmatique, il faut y voir la marque d’une dépendance de l’humanité à la technologie. J’aime à croire que nous sommes essentiellement homo technologicus. Est-ce à dire que nous allons vers un homo cyberneticus ? Conserverons-nous la main sur la machine, ou sera-t-elle bientôt une part constitutive de nos êtres ? Là est l’enthousiasme de quelques-uns et l’angoisse du plus grand nombre. Là est l’enjeu.

Ce sont alors deux perspectives anthropologiques qui s’ouvrent. D’une part, celle d’une humanité libérée. Émancipée des tâches pénibles, répétitives, sans valeur ajoutée, émancipée de souffrances inutiles, elle s’adonnera enfin à ce qui la rend si précieuse et si belle: concevoir, rêver, contempler. D’autre part, la crainte de perdre l’essentiel, c’est-à-dire de se perdre. Depuis deux décennies, la recherche montre que la manipulation sensorielle et l’utilisation d’outils par la main favorisent l’acquisition et la synthèse de données abstraites. Les actes mécaniques fondent notre compréhension conceptuelle. Le corps, indiscutablement, n’est pas qu’une affaire physique.

Note :

  1. « Comment l’IA affecte l’image de soi », Harvard Business Review, février-mars 2024, p. 65.

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